[ SOCIETE - REGION ] 8 MILLIONS DE PAUVRES, NIMES ET MARSEILLE DANS LE ROUGE.

5 juin 2019 à 9h36 par sarah rios

RADIO CAMARGUE

La photo n'est pas réjouissante mais elle a au moins le mérite de réunir des catégories sociales qui ne se croisent jamais dans la vraie vie. Le rapport 2019 sur les inégalités en France, dévoilé hier par l'Observatoire éponyme, fait se croiser gilets jaunes et cadres supérieurs, travailleurs précaires et classes moyennes qui vivotent jusqu'à la plus extrême pauvreté. Il dresse le portrait d'une France qui compte 8,5 millions de personnes vivant avec moins de 1 026 euros par mois. Soit 600 000 pauvres de plus en dix ans.

Cette même France, qui juste après la Suisse, fait partie des pays d'Europe où les riches sont les plus riches : 1 % des plus aisés dans l'hexagone récupère près de 6 % des revenus de l'ensemble des ménages. Si les écarts de revenus entre les plus pauvres et les plus riches se sont stabilisés ces cinq dernières années, on n'a plus vu l'écart se réduire depuis le milieu des années... 1980.

"Il y a urgence à prendre conscience des écarts entre les catégories sociales qui nourrissent des tensions, demande Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités. On voit bien toute cette partie de la population qui a le sentiment de ne pas assez profiter du progrès par rapport à certains milieux déjà largement favorisés". Les inégalités se déclinent à l'envi particulièrement dans le monde du travail : la précarité de l'emploi (CDD, intérim) augmente "depuis trois ans et constitue un phénomène nouveau et inquiétant", notent les auteurs du rapport. Dans l'éducation, la situation ne s'aggrave pas mais reste figée : moins de jeunes décrochent du système scolaire avec un faible niveau (brevet) sur les dix dernières années (- 2,4 %) mais la part des enfants d'ouvriers dans l'enseignement supérieur stagne autour des 12 %.

"Dans quarante quartiers de Marseille, plus de lamoitié de la population est pauvre"

Vu d'Europe, la situation n'est pas moins dramatique : avec un taux de pauvreté de 13,6 %, la France est mieux lotie que la Roumanie (25 %), l'Espagne ou l'Italie (15 %) mais moins bien que la Finlande (11,6 %). Vu du Sud de la France, "si les moyennes communales masquent les détériorations sociales", les poches de pauvreté sont spectaculaires.

Dans le quartier Jean Perrin à Nîmes, 79 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté - c'est le record de France. Suivi d'une cité de Drancy puis du quartier Galilée à Nîmes encore, avec un taux de 75 %. Dans le classement des 10 quartiers les plus pauvres de France, on retrouve deux arrondissements de Marseille : le 3e et le 15e avec respectivement 74 % et 72 %. Saint-Mauront ou Les Crottes ne sont que les pics émergés de l'iceberg. "Quarante quartiers de Marseille, dans lesquels vivent plus de 100 000 habitants, soit la population de Nancy, figurent parmi ceux où plus de la moitié de la population est pauvre", pointe le rapport. Qui note aussi une augmentation du chômage dans la zone Marseille-Aubagne (+ 2 870 chômeurs en trois ans) alors que la tendance nationale est clairement à la baisse. Dans ce tableau apocalyptique, peut-être un élément auquel se raccrocher malgré tout : "Cela n'est pas forcément négatif, assure Louis Maurin. Cela signifie aussi que ce sont des territoires qui attirent la jeunesse."

Les Pennes-Mirabeau et Gardanne "villes égalitaires"

Il faut toujours se méfier des termes. Première au classement des "20 villes les plus inégalitaires de France", on trouve Neuilly-sur-Seine. Avec un revenu médian de 43 350 euros (les 10 % les plus riches gagnant au minimum 111 511 euros annuels), c'est en fait une ville où se côtoient uniquement riches et très riches. Dans le classement des "20 villes les plus égalitaires de France", on retrouve les Pennes-Mirabeau (23 701 € de revenu médian et 38 709 € minimum pour les 10 % les plus riches) et Gardanne (20 665 € / 34 051 €). Ce sont en fait des communes où l'écart entre les plus riches et les plus pauvres est le moins élevé, où les revenus sont homogènes.

Le commentaire de Philippe Langevin, économiste : "À Marseille, le renouveau économique ne profite pas aux plus défavorisés"

En charge de la commission environnement du conseil de développement de MPM, Philippe Langevin (à gauche) s'exprimait au côté du président du conseil, Jean-Louis Tixier.Photo Philippe LAURENSON

Auteur du rapport "Pauvres à Marseille, un besoin urgent de fraternité" en mai dernier, l'économiste Philippe Langevin travaille aujourd'hui à un projet sur les réponses à apporter pour la ville "en fonction du Plan national sur la pauvreté et des réalités locales".

Marseille compte encore deux quartiers dans les dix plus pauvres de France, la situation s'aggrave-t-elle ?

Philippe Langevin : Oui, elle a tendance à s'aggraver. Il faut regarder les chiffres mais aussi les conditions dans lesquelles vivent ces populations. Le rapport de l'Observatoire des inégalités confirme ce que j'ai écrit dans le mien. Si on compare Marseille aux autres métropoles, on est toujours les derniers. On a une ville très inégalitaire, des quartiers très dégradés. Les politiques qui sont conduites ici et qui développent une image basée sur le numérique, les technologies, le front de mer... n'ont absolument pas d'incidence sur la réduction des inégalités.

Les écarts de revenus se creusent-ils ?

Philippe Langevin : Avant redistribution, l'écart de revenus médians d'un arrondissement à l'autre est de 1 à 14. Après les impôts que payent les riches et les transferts sociaux qui sont faits aux plus pauvres, il est de 1 à 4,5. Marseille dépend donc très largement de la politique nationale de redistribution et de fiscalité. La pauvreté se retrouve dans les quartiers prioritaires mais elle est aussi très forte au centre-ville, ce qui est une particularité locale. Le tout forme des îlots qui ne communiquent pas. Les populations favorisées restent dans les quartiers favorisés, les pauvres dans les quartiers pauvres, il n'y a aucune mixité.

Marseille ne bénéficie-t-elle donc pas de la reprise économique ?

Philippe Langevin : Le discours officiel fait état d'un renouveau économique qui est certes incontestable mais qui ne profite pas aux plus défavorisés. Il n'y a plus d'effets d'entraînement des territoires dotés vers les moins bien dotés. On peut donc avoir un quartier à fort développement comme Euroméditerranée à proximité du 3e arrondissement qui est un des quartiers les plus pauvres de France, voire d'Europe. La création de valeurs n'entraîne plus la création d'emplois, ni la réduction du chômage. Ce n'est pas spécifique à Marseille, cela se passe ainsi dans d'autres villes de France, mais ici, tout est amplifié.

Les Marseillais qui vivent aujourd'hui dans les quartiers pauvres ont-ils une chance un jour de les quitter ?

Philippe Langevin : Beaucoup moins qu'ailleurs : il y a moins de mobilité et moins de mixité. On retrouve très peu de cadres moyens dans ces quartiers, ce sont surtout des employés, beaucoup de familles monoparentales qui cumulent toutes les difficultés. Nous sommes plutôt dans un mouvement de détérioration. Heureusement qu'il y a un tissu associatif très développé qui permet d'amortir le choc, mais tout cela ne permet pas de construire une ville. D'autant que la précarité ne s'exprime pas qu'en termes de revenus, mais aussi de sociabilité, d'accès à l'emploi, à la reconnaissance, ce que souligne le rapport national et qui est criant dans cette ville. On ne peut plus identifier Marseille comme une ville homogène.

Quels sont, selon vous, les leviers prioritaires à actionner ?

Philippe Langevin : L'habitat et l'emploi. À Marseille, il y a une insuffisance grave de logements sociaux, ce qui développe un marché du logement social de fait avec les marchands de sommeil qui sont nombreux. On l'a encore vu avec le drame de la rue d'Aubagne. Il faut reconsidérer la politique de l'habitat avec plus de rénovation et de constructions et faire un effort conséquent sur l'emploi. On a un chômage très développé dans les populations les plus précaires. Il faut créer de l'emploi, même peu qualifié, pour leur permettre de s'insérer. Aujourd'hui, les emplois qui sont créés sont très qualifiés, et le solde net est nul : le nombre d'emplois créés est équivalent au nombre d'emplois qui ont disparu.

Les finances de la Ville de Marseille sont historiquement faibles. Estimez-vous qu'elles sont utilisées majoritairement à destination des quartiers les plus favorisés ou qu'elles sont tout simplement insuffisantes pour relever cette situation historique ?

Philippe Langevin : Les deux jouent. Mais d'abord il n'y a pas d'argent. Ce qui fait que toutes les politiques structurantes sont conduites par l'État. On attend pas mal du Plan Pauvreté d'octobre dernier qui met l'accent sur l'insertion. Mais cela ne suffira pas. Il faut aussi porter un autre regard sur ces populations. Il faut une prise de conscience collective de tous les acteurs. La difficulté est que l'on n'arrive pas à avoir des politiques concertées entre la Ville, le Conseil départemental, la Région, l'État et l'Europe... Chacun est dans son truc, chacun a ses pauvres. Il manque une unité dans ces politiques-là pour être plus efficaces. Mais si Marseille ne sera jamais Bordeaux, dire que c'est comme cela parce que c'est Marseille, ce n'est pas acceptable.

Source : laprovence